Article paru dans la revue de théâtre JEU, n°171 (2) 2019.
Le Théâtre de l’Avant-Pays a cessé ses activités en avril 2019. Une décision prise avec sérénité, et pleinement assumée par les membres de la compagnie. Michel Fréchette, cofondateur, directeur artistique et metteur en scène, et Marie-Christine Lê-Huu, directrice artistique, comédienne et metteuse en scène, soulignent les faits marquants de quatre décennies de création.
Il était une fois en Neuve-France (Théâtre de l’Avant-Pays, 1976). Sur la photo : Francine Lachance, Denis Larocque, Michel P. Ranger, Michel Fréchette,Joanne Rodrigue et Diane Bouchard. © Jean-Pierre Cucuel
Compagnie de théâtre de marionnettes pour le jeune public, fondée en 1976 par Diane Bouchard, Michel Fréchette, Francine Lachance, Johanne Rodrigue et Michel P. Ranger, le Théâtre de l’Avant-Pays a vu le jour dans un Québec en pleine effervescence artistique. En ces temps héroïques, Michel Fréchette héberge l’atelier et le bureau à son propre domicile, alors que la compagnie diffuse ses premiers spectacles au Théâtre de la Poudrière, un petit théâtre de marionnettes situé sur l’île Sainte-Hélène, dirigé par Jeanine Beaubien. La marionnette européenne était alors très influente au Québec, mais les pionniers refusent de suivre cette tradition, tout comme l’Avant-Pays, qui décide plutôt de s’inspirer de la technique japonaise du bunraku ou des innovateurs du Bread and Puppet Theater. « Manipulation à vue, chansons et interaction avec le public : Il était une fois en Neuve-France est l’acte de foi de la création de la compagnie, dit Michel Fréchette. Un spectacle marquant, qu’on a joué en Europe et dans les grands théâtres alors qu’on se produisait habituellement dans les écoles.»
L’Armoire, (Théâtre de l’Avant-Pays, 2005). Sur la photo : Dominic Anctil, Isabelle Lamontagne et Sasha Samar. © Suzane O’Neill
UNE LIGNE ARTISTIQUE BIEN DÉFINIE
Le mandat du Théâtre de l’Avant-Pays est clair : renouveler la forme par une utilisation contemporaine de la marionnette, dans un espace scénique éclaté. « La manipulation à vue est une spécificité de la compagnie, rappelle Michel Fréchette. Les manipulatrices et manipulateurs deviennent actrices et acteurs, elles et ils s’adressent au public ou à leur marionnette, apportant une distanciation avec l’objet manipulé. Cette recherche dans la mise en scène nous a posé de nombreux défis !» Encourageant la mixité des marionnettes et le mélange des genres, l’Avant-Pays propose des spectacles où différents types de marionnettes se donnent la réplique, ce qui n’était guère l’usage alors. Aux bandes sonores très à la mode, la compagnie privilégie les chansons en direct : « Des spectacles en forme de comédie musicale, dit Fréchette, où le ou la marionnettiste chante la situation, au public ou à ses marionnettes, un peu comme dans le théâtre de Brecht. Bon nombre de compositeurs ont travaillé pour nous. »
Ce qui est primordial dans la compagnie, et l’est resté tout au long de son parcours, c’est l’artisanat du métier : concevoir et réaliser les marionnettes, les mettre en scène et jouer. Ainsi, jusqu’à l’arrivée de Marie-Christine Lê-Huu, en 2009, toutes les mises en scènes sont signées de Michel Fréchette ou Michel Ranger, et fréquemment par les deux !
« On voulait des textes originaux, reprend Fréchette, intéresser des auteurs et autrices à la marionnette, dans une démarche expérimentale, et stimuler la recherche d’une dramaturgie spécifique au théâtre de marionnettes. » Diane Bouchard, qui a signé les premiers textes, Joël da Silva, Pascale Rafie, Pascal Brullemans et Julie-Anne Ranger-Beauregard, entre autres, ont contribué à ce répertoire original.
Le bilan est impressionnant : 37 créations, qui ont tourné au Québec, en Ontario, et certaines en Europe, dans les festivals internationaux. Des productions marquantes, comme Impertinence, créé en 1986, un spectacle sans parole pour adultes avec une version pour enfant : « Six marionnettes identiques devaient raconter des histoires et toucher le public, raconte Fréchette. Tout passait par la force et l’évocation de la manipulation. C’est un spectacle dont nous sommes très fiers, qui pourrait encore être présenté. » Charlotte Sicotte, un texte de Pascale Rafie créé en 1989, a été joué pendant plusieurs saisons et plus de 500 fois ! Une histoire d’amour entre un marionnettiste et sa marionnette, qui refuse de jouer son texte et veut devenir une princesse. La révolte d’une marionnette à tiges qui finit en bunraku ! Le Musée de la Civilisation a fait une exposition sur le Théâtre de l’Avant-Pays, qui s’appelait Les Marottes de Charlotte. Plus récemment, Ma mère est un poisson rouge, écrit et mis en scène par Marie-Christine Lê-Huu, a remporté le Prix Rideau en 2014, en plus de faire une belle tournée dans la province.
Mais surtout, et c’est inestimable, penser que tous ces spectacles ont apporté un moment de bonheur à des milliers d’enfants…
Ma mère est un poisson rouge, Théâtre de l'Avant Pays, 2013 © Suzane O’Neil
UNE DÉLICATE TRANSMISSION
Avant d’envisager la fermeture de la compagnie, une transmission avait été mise en place avec Marie-Christine Lê-Huu, comédienne, marionnettiste et cofondatrice de la compagnie de marionnettes Pupulus Mordicus. En 2006, une première collaboration à titre d’artiste invitée, pour Une forêt dans la tête, s’avère concluante, et les deux Michel (Fréchette et Ranger) proposent à Marie-Christine de monter ensemble un autre spectacle. Ce sera le magnifique Le Voyage, écrit et mis en scène par Marie- Christine Lê-Huu, en 2009 : « C’est à ce moment que le Théâtre de l’Avant-Pays m’a proposé une codirection artistique. La passation a duré presque quatre ans. »
En effet, comme le souligne Michel Fréchette, transmettre une compagnie est affaire délicate. On n’imagine pas faire un appel d’offres du style « théâtre cherche direction artistique » ; il faut au contraire dénicher la personne qui saura comprendre la philosophie de la compagnie et celle de son travail, qui saura conserver son esprit et ses façons de faire, qui saura développer une synergie avec les collaborateurs et collaboratrices… Bref, une transition en douceur, un changement dans la continuité. Ce que l’Avant-Pays a trouvé avec Lê- Huu, indéniablement. Mais ce sont des événements indépendants de sa volonté, en l’occurrence des problèmes de santé, qui ont fait que la jeune directrice artistique a dû renoncer à sa mission, et la compagnie, prendre la décision de fermer. « J’avais l’objectif de maintenir la compagnie ouverte au moins jusqu’à ce que tous les membres fondateurs soient partis à la retraite, dit Marie-Christine. Et nous avons tenu à fermer la compagnie tout en respectant nos engagements. Notre plus récente création, Fils de quoi ?, va poursuivre sa route en s’appuyant sur une autre structure. C’est un projet qui est porté depuis plusieurs années par une équipe très soudée, on voulait le mener à bien. Le Théâtre de l’Avant-Pays a eu une belle vie, il est resté jusqu’à la fin cohérent et pertinent. » Et Michel Fréchette renchérit : « Nous partons en disant : mission accomplie ! »
CONSERVER, JETER, DONNER
Avant de mettre les clés sous la porte, le Théâtre de l’Avant-Pays a effectué un inventaire de son patrimoine, afin de décider ce qui devait être conservé. Des collections (les marionnettes et tout ce qui entoure le spectacle : maquettes de scénographies, dossiers de presse, affiches, photos, etc.) ont été proposées au Musée de la civilisation à Québec et au Musée canadien de l’histoire à Gatineau : les dossiers sont à l’étude par des comités d’acquisition. Certaines créatures ont été données à leurs concepteurs ou conceptrices ou à leurs interprètes, d’autres « sont parties au paradis des marionnettes », comme le dit joliment Michel Fréchette. Pour les archives papier et vidéo, des représentants de Bibliothèque et Archives nationales du Québec sont venus évaluer le matériel de la compagnie. « Peu de choses sont écrites sur l’histoire de la marionnette contemporaine au Québec, fait remarquer Michel Fréchette. C’est important que nos documents soient accessibles, notamment pour les chercheurs. »
Enfin, le matériel technique et informatique a été offert à d’autres compagnies et à des artistes marionnettistes. La Maison internationale des arts de la marionnette a reçu les équipements d’atelier, le Théâtre de l’Illusion, du matériel de scène, et l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, des marionnettes d’exercice : « Tout a été donné, afin que le milieu en bénéficie. On n’a rien vendu », dit Michel Fréchette. Se livrant à une réflexion socioéconomique sur le milieu de la marionnette, il ajoute : « Le Théâtre de l’Avant-Pays était bien subventionné, aussi on espère que cet argent libéré servira à consolider des compagnies, à soutenir de nouveaux créateurs. Dans le même esprit que le don de nos équipements !» Marie Christine Lê-Huu complète : « On sait combien c’est difficile pour des compagnies d’avoir les moyens de créer, aussi il n’était pas question de tenir à tout prix l’Avant-Pays, mais plutôt de reconnaître qu’on appartient à un écosystème qui a besoin de nos ressources. On souhaite que cet argent reste dans les familles qui ont été les nôtres : la marionnette et le jeune public. »
En Afrique, quand une personne meurt, on dit que c’est une bibliothèque qui disparaît. Quand une compagnie de théâtre ferme, que perdons-nous ?•
https://id.erudit.org/iderudit/90849ac
Chanonat, M. (2019). L’Avant-Pays au paradis. Jeu, (171), 94–96.