Durant les décennies 1960 et 1970, Nicole Lapointe et Pierre Régimbald ont été les premiers modèles de maîtrise des techniques marionnettiques dans le théâtre professionnel au Québec et dans le développement des émissions de télévision pour la jeunesse.
En 1954, Nicole Lapointe suit des cours de piano avec Jean Papineau-Couture quand celui-ci, par ses collaborations à la musique des spectacles de Micheline Legendre, la conduit à découvrir les Marionnettes de Montréal et à s’y joindre comme couturière. Legendre raconte, dans son livre Marionnettes, Art et Tradition (1986) que sa nouvelle assistante est rapidement devenue la conceptrice de tous les costumes de sa compagnie, en plus de collaborer de plus en plus à l’ensemble des spectacles jusqu’à son départ, en 1964[1].
Pierre Régimbald, Nicole Lapointe et Micheline Legendre manipulant les marionnettes de Tintin
Vers 1960 ou 1961, Pierre Régimbald rejoint lui aussi la troupe pour y apprendre à maîtriser les marionnettes à fils[2]. Il avait d’abord été l’un des jeunes marionnettistes et moniteurs embauchés par le Service des Loisirs de la Ville de Montréal pour participer aux spectacles du théâtre ambulant le Vagabond (1957-1981), l’été dans les parcs, sous la direction d’André Fayard. Pierre Régimbald avait d’abord sollicité Paul Buissonneau pour travailler pour la Roulotte, qui l’avait émerveillé avec son Pierre et le loup[3]. De façon similaire à la Roulotte, surtout les premières années, le Vagabond était un service municipal qui priorisait l’animation estivale dans les parcs et la conception de marionnettes et de numéros de spectacles par les enfants eux-mêmes. Régimbald comptait dans l’équipe d’animation et accessoirement de création de numéros conçus et présentés par des adultes : « un spectacle de music-hall » (sans véritable titre) de numéros de marionnettes, présenté après ceux des enfants, en 1958[4], puis, l’année suivante, Le Cirque Zambo, un autre spectacle de marionnettes de variétés, où les numéros des enfants alternaient avec ceux des adultes[5].
En 1962, la troupe des Marionnettes de Montréal (composée de Nicole Lapointe, Pierre Régimbald, Guy Beauregard, Marcel Sabourin et madame Jean Morrison [sic]) participe au Festival international de Marionnettes, à Varsovie[6] et présente deux spectacles : Nikos et le trésor, un « ballet sous-marin » sur une musique d’Ernest Chausson, et Le Rossignol et l’Empereur de Chine, d’après Andersen (adaptation de Robert Choquette, musique de Jean Papineau-Couture, décors de Jean Fournier de Belleval). Une des deux productions a été diffusée peu après à la télévision polonaise. Ce séjour est aussi l’occasion de découvrir de nombreux spectacles d’artistes européens, notamment de Pologne et de Tchécoslovaquie[7]. C’est dans ce contexte, qui les convainc de leur capacité à faire de leur art une profession, que Nicole Lapointe et Pierre Régimbald décident, en 1964, de voler de leurs propres ailes et de fonder leur compagnie[8], ce qui pousse Lapointe à abandonner ses études en musique et Régimbald, un début de carrière de décorateur[9] fraîchement formé à l’Institut des Arts appliqués de Montréal[10]. Lorsque Régimbald reviendra au Vagabond, durant les étés 1965 et 1966, ce sera à titre de metteur en scène du spectacle de marionnettes pour enfants de la saison, le Vagabond dissociant désormais ce volet de ses activités de celui de l’animation d’activités de création par les enfants[11].
Trajectoire au théâtre : marquer une époque de transition majeure pour le théâtre jeunesse
La compagnie des Marionnettes Pierre Régimbald et Nicole Lapointe s’inscrivait dans la continuité des pionniers du théâtre de marionnettes en cherchant à développer un plus large public de théâtre jeunesse, mais elle visait aussi à perfectionner et à varier les techniques de manipulation. Délaissant les marionnettes à fils chères à Micheline Legendre, ils utilisent, dans leurs premiers spectacles, des marionnettes à gaine et quelques marionnettes à tige.
Les deux premières pièces des Marionnettes Pierre Régimbald et Nicole Lapointe, Farfadou et Farfadette autour du monde et Les nouvelles aventures de Farfadette, sont programmées et financées par la toute neuve Place Ville-Marie, à Montréal, où vient d’ouvrir le Théâtre de la Place. Régimbald et Lapointe adaptent pour des marionnettes une fiction télévisuelle écrite par Roland Ganamet, en se basant sur la version enregistrée des chansons de l’émission[12]. Comme à la télévision, Paule Gauthier chante et prête sa voix à Farfadette, en plus d’agir comme animatrice auprès des enfants[13]. De 1964 à 1968, la compagnie de marionnettes présente au Théâtre de la Place un nouveau spectacle à chaque période des Fêtes[14], ce à quoi s’ajoutent des représentations en tournée. Plusieurs duos de personnages enfantins marqueront leur travail depuis Farfadou et Farfadette, présentés à Rimouski et à Québec en mai 1965[15]. La visite de la compagnie connaît un tel succès dans la capitale que le Théâtre de l’Estoc, qui les avait invités, lance sa propre programmation de théâtre pour enfants dès la saison suivante[16].
Lapointe et Régimbald développent ensuite un partenariat durable avec le Théâtre du Rideau Vert, à Montréal. Leur compagnie, devenue un trio avec l’arrivée de Gaétan Gladu est responsable du spectacle de la saison pour le public de 6 à 9 ans, tandis que la section du Rideau Vert appelée Manteau d’Arlequin 5/15, dirigée par André Cailloux, offre du théâtre pour les 9 à 12 ans (sans marionnettes)[17]. Pour la première fois au Québec, des spectacles professionnels de théâtre pour enfants, dont du théâtre de marionnettes, sont programmés pour de longs cycles de représentations, familiales les dimanches et en matinées pour les groupes scolaires. De l’été 1968 à l’hiver 1978, la compagnie présente neuf spectacles différents, principalement des adaptations de contes (Pinocchio, Le fil d’or, La bague magique, Barbe-bleue…). De décembre 1967 à janvier 1972, le Rideau Vert produit, avec sa directrice artistique Yvette Brind’Amour comme metteure en scène, des spectacles jeunesse à grande distribution et à décors gigantesques — dont le dernier est une adaptation d’Alice au pays des merveilles, à laquelle Lapointe et Régimbald participent — au Théâtre Maisonneuve, pour chaque période des Fêtes. En 1971, Pierre Régimbald commence à enseigner à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)[18], où il transmet ses techniques à nombre d’artistes[19]. Le Théâtre du Rideau Vert fait appel ensuite au Théâtre de l’Avant-Pays pour un dernier spectacle de marionnettes en 1978, avant de mettre fin à dix ans de théâtre jeunesse dans sa programmation.
Nic et Pic au Japon, fonds AQM
Carrière télévisuelle : marquer la mémoire de plus d’une génération
Comme bien d’autres artistes impliqués à l’époque dans le théâtre jeunesse au Rideau Vert[20], Régimbald et Lapointe participent en parallèle à des émissions télévisuelles pour enfants. L’actrice d’origine russe Kim Yaroshevskaya, qui incarnait le rôle-titre de poupée en chair et os de l’émission pour enfants Fanfreluche (qu’elle scénarisait), les intègre à son émission en 1970[21]. Outre de nombreuses marionnettes d’animaux, ils créent les personnages Nic et Pic, nommés ainsi pour évoquer les prénoms de Nicole et de Pierre, deux souris figurant des enfants. Ces personnages étaient déjà esquissés dans leur travail antérieur : selon une photo d’archive, leurs marionnettes de souris étaient déjà présentes en 1967 dans leur version d’Aladin et la lampe magique, au Théâtre de la Place. Avec Hélène Roberge à la réalisation, Nic et Pic devient une série autonome, avec sa propre case horaire de trente minutes le mercredi à 16 h 30, depuis le 5 janvier 1972[22] jusqu’à 1977, avec la complicité de Gaétan Gladu comme manipulateur et scénariste de plusieurs des premiers épisodes[23]. Cette série a aussi été diffusée au Canada en traduction anglaise et dans d’autres pays en version originale[24].
Pruneau et Cannelle, marionnettes de Nicole Lapointe et Pierre Régimbald, fonds AQM
C’est en 1977, avec l’arrivée de l’émission quotidienne Passe-Partout, aux ambitions et au financement public sans précédent, qui comprenait un important volet de marionnettes (réalisé par François Côté, pour Radio-Québec[25]), que Lapointe et Régimbald fabriquent et manipulent leurs personnages les plus marquants. La même année, ils tournent la page sur le volet scénique de leurs activités, dans un contexte où les nombreuses nouvelles compagnies spécialisées en théâtre jeunesse valorisent la création et se détournent des adaptations de contes merveilleux et de fictions télévisuelles.
Plusieurs noms ou visages associés à Passe-Partout seront quelque peu victimes de leur succès, ayant du mal à travailler pour d’autres productions ensuite, et les marionnettistes ne semblent pas échapper à ce catalogage. Dans les années 1980, Lapointe et Régimbald signent des collaborations comme marionnettistes à quelques émissions télévisuelles, notamment en assistant dans ses créations le concepteur de marionnettes de papier Claude Lafortune, connu pour L’Évangile en papier (série de 1975-1976 longuement rediffusée). Durant un quart d’heure le dimanche matin, dans Si tous les gens du monde… (1982-1984), ils donnent vie à Claire et François, des enfants initiés aux cultures et croyances d’un pays différent à chaque épisode[26], puis aux marionnettes éponymes Nicole et Pierre (saison 1986-1987), qui « initie les enfants aux sens des valeurs humaines et spirituelles [27]».
Nicole Lapointe semble avoir disparu de la vie publique lorsque Pierre Régimbald revient à la scène en 2000 pour accompagner Claude Lafortune à réaliser son rêve de jouer au théâtre[28]. Il est responsable de la manipulation des marionnettes et coauteur avec Lafortune, dans la mise en scène de Paul Buissonneau (et une scénographie de Mario Bouchard), du spectacle La très belle histoire de Noël, une Nativité avec des marionnettes tridimensionnelles fabriquées en papier et en carton par Lafortune, au format grandeur nature[29]. Le spectacle devait être joué pour une cinquième année, en novembre et décembre 2004, mais la disparition soudaine et violente de Régimbald met fin au projet.[30]. Si Nicole Lapointe n’est plus sa conjointe à cette époque, elle fait partie du cercle de proches qui lui rendent hommage. Auparavant, l’AQM avait consacré un hommage officiel aux réalisations de leur compagnie lors de la Semaine mondiale des marionnettes de 1996[31], avec une entrevue dans son bulletin[32].
Nicole Lapointe et Pierre Régimbald avec Passe-Partout, fonds AQM
Une esthétique de la virtuosité et de la manipulation réaliste
Dans les décennies 1960 et 1970, la force de la compagnie de Lapointe et Régimbald réside dans l’esthétique scénique et la manipulation marionnettique. Dans leurs adaptations, l’intrigue des contes est souvent un prétexte, qu’ils enrichissent par des embellissements de détails secondaires, ou par l’ajout de scènes techniquement spectaculaires de danse, d’acrobatie, d’illusions, de jeu clownesque[33]. Les deux seuls spectacles des Marionnettes Pierre Régimbald et Nicole Lapointe qui sont des créations sans adaptation prennent d’ailleurs la forme d’une série de numéros sans intrigue, comme au cirque, avec Le chapeau magique (au Théâtre du Rideau Vert, octobre 1975) ou d’un spectacle de variétés incluant du cirque, avec Music-Hall des marionnettes (invité par le Théâtre de l’Estoc à Québec, octobre 1965)[34].
Au théâtre comme à la télévision, la vraisemblance des protagonistes, et surtout de leurs mouvements, se démarque de l’esthétique antiréaliste des univers merveilleux dans lesquels ils évoluent. Avec Nic et Pic, l’effet d’identification réaliste envers les souris éponymes passe par un tel effet de contraste, comme l’explique la réalisatrice Hélène Roberge, avec le décor des pays visités représentés de façon fantaisiste et avec des personnages secondaires « volontairement faux », incarnés par des comédiens mais déréalisés par un jeu amplifié et par les maquillages « farfelus » de Claude Pierre Humbert[35]. Cette expérience acquise avec une esthétique de manipulation axée sur la vraisemblance contribuera au succès du virage de la scénarisation télévisuelle de marionnettes pour enfants au Québec vers un réalisme inédit, à partir de Passe-Partout. Au moment du décès de Régimbald, ses collègues se remémoreront qu’il répétait dans son enseignement à ses pairs de ne pas simplement « brasser la catin », c’est-à-dire que lui, comme Nicole Lapointe, cherchaient plutôt à transmettre le souci du détail vraisemblable, qu’on admirait chez eux, avec ce « don de transmettre une personnalité aux personnages[36] ».